Histoires de harcèlement de rue
Mes histoires sont banales, je sais trop bien combien y’a rien d’anormal dans ce que je vais raconter, mais j’ai besoin de le raconter, de le dire, de me dire, parce que crisse que ça devrait pas arriver, pis pour ça, faut que le monde sache.
J’habite Sherbrooke. Sherb, c’est ma ville, ma communauté, dans laquelle je m’implique d’une constellation de façons, en y travaillant, en y bénévolant, en y militant, en y chantant, en y bougeant, en y vivant. Je fais partie intégrante de cette agglomération d’êtres humains et de nature luxuriante, dans toute la bienveillance que j’incarne au quotidien.
Je suis remplie d’amour pour ces espaces que j’habite, où je m’enracine, où je m’épanouis. Mais tout mon amour n’arrive pas à effacer les menaces plus ou moins subtiles qui s’incrustent dans mon été.
L’été, c’est le soleil, c’est la chaleur, c’est la peau qui dore au soleil qui sue aux canicules, c’est la peau qu’on montre parce qu’on dégouline parce qu’on a envie de se montrer parce qu’on ne se cache pas parce qu’on n’a pas à avoir honte de ce corps magnifique qui nous permet de vivre. Mais l’été, c’est aussi les regards, les yeux scrutant ce corps magnifique j’en suis bien consciente mais y’a une façon de regarder ce qui est beau, ce qui brille, et ce n’est certainement pas avec une attitude de chasseur.
J’aime être regardée. Je ne prétendrai pas le contraire. Je joue du ukulélé au parc près de chez moi, je chante pour arroser les coeurs de rayons de soleil et j’aime les échanges de sourires, les regards bienveillants déposés sur mon authenticité harmonique que j’offre à toustes celleux qui veulent bien m’entendre et me voir.
Mais quand je fais mon jogging en vêtements sport, court et léger, le regard de ces deux hommes qui s’assoient régulièrement dans cet escalier en coin, leur « ah ouais, on aime ça, de la belle femme, de même », « cours vite sinon j’te rattrape », ça ne me fait pas plaisir, ça ne vise pas à embellir ma journée. Au retour de ma course, j’hésite à prendre un détour pour éviter d’entendre des phrases que la musique de mes écouteurs ne sait pas couvrir. Et qu’est-ce qui me dit qu’ils en resteront aux phrases prédatrices ? Et s’ils décidaient de me courir après, aurais-je la capacité de fuir, de me mettre en sécurité ?
7 juin 2021. 21h36.
Je porte des fleurs roses sur ma robe jaune comme la lumière qui m’habite. Les Soeurs Boulay chantent dans mes oreilles le chemin pour rentrer chez moi. Je pose un pied devant l’autre en passant par le barrage hydroélectrique que j’aime tant laisser couler en moi. Un homme, une bouteille d’alcool à la main, m’interpelle.
« Ah ouais ? T’as décidé de passer par ici ! M’a te r’garder, j’te laisse pas partir de même. » Je le regarde dans les yeux, me demandant si je dois répondre. Il ne semble pas attendre que des mots franchissent ma bouche. Je poursuis donc mon chemin.
L’homme me suit.
Il parle, mais je ne demande pas aux Soeurs Boulay de se taire, je m’accroche à leurs harmonies pour ne pas entendre mon coeur qui bat plus fort, mes pas qui refusent d’accélérer parce que « ça va aller », je me dis. J’ai mes souliers de course, mais tant que je ne cours pas, je ne me laisse pas vraiment gagner par la peur, non ?
Je soupire en traversant pour la première fois le barrage sans même entendre l’eau fracasser les parois de ciment. Je monte les escaliers en serpentin à la recherche d’une distance qui se crée entre l’homme éméché et moi, entre cette menace désinhibée et cette peur difficilement refoulée.
Je perds l’homme de vue.
Je ne sais pas si je suis rassurée ou apeurée de ne plus savoir où se trouve mon prédateur. Je poursuis ma route jusque chez moi, verrouille ma porte, déjà l’idée de dénoncer en tête.
Ce soir, je me demande si je dois faire le deuil de mes balades nocturnes à la lumière de la passerelle au bord de l’eau dont j’aime la sérénité et la pénombre. Je songe à renoncer à ce petit plaisir parce que vaut-il vraiment le risque de tomber sur un homme qui un autre soir pourrait joindre la parole au geste et est-ce qu’on m’entendrait crier par-delà le mur d’eau en chute libre de l’autre côté du barrage qui m’a tant apaisée par le passé ?
Ce soir, et ce ne sera pas le seul, et ça ne l’a jamais été, on me rappelle que je ne suis pas en sécurité, que je n’ai pas le droit de me promener seule dans cette ville, ma communauté que j’aime et dans laquelle je rayonne, sans devoir me méfier, craindre. Ce soir, ma paix est dérangée, désaxée, et c’est injuste et je me sens impuissante et j’ai peur et je suis en colère d’avoir peur, encore.
Mes histoires sont banales, j’ai entendu bien pire. Et tant que ce sera banal, je continuerai de dénoncer, parce que cette banalité est inacceptable. J’aime d’amour, mais tout mon amour ne peut, ne veut pas cacher cette menace que je ne devrais pas avoir à éviter.
Je suis tout à fait avec toi ma super Camille! C’est banal, mais ce banal peut gagner vite du terrain et de l’ampleur. Il faut en parler et nommez que c’est un manque de respect.