Rencontre avec Ensaf Heidar – En attendant Raif
Le vendredi 14 octobre 2022 l’Office national du film du Canada et Macumba média, nous invitaient à la projection privée du film En attendant Raif, réalisé par Luc Côté et Patricio Henriquez. Un film documentaire qui suit au quotidien, pendant 8 ans, le combat acharné d’Ensaf Heidar pour faire libérer son mari prisonnier d’opinion Raif Badawi.
Pour celleux qui n’avaient pas suivi l’affaire de près, Raif Badawi est un écrivain et blogueur saoudien qui avait créé en 2008 le site Free Saudi Liberals sur lequel il militait pour une libéralisation morale de l’Arabie Saoudite. Une prise de parole qui lui aura valu d’être accusé d’apostasie, d’insulte à l’islam ainsi qu’une condamnation de 10 ans à la prison centrale de Dahaban et 1000 coups de fouet qui passeront à 50 en 2015.
À la suite de ce verdict, sa conjointe Ensaf Heidar quitte l’Arabie Saoudite, durant le printemps arabe à l’été 2011, avec leurs trois enfants. Elle s’installe au Liban pendant deux ans avant de finalement se rendre au Canada où elle devient réfugiée politique le 31 octobre 2013. Dès lors s’ensuit une bataille laborieuse de cette dernière pour obtenir la libération de son mari : pressions sur la scène internationale, rencontres diplomatiques, négociations, rassemblements, etc. Mais rien n’y fait. Les pourparlers déraillent, nombre de discussions se soldent sur des promesses vagues et l’affaire s’affuble de discours politiques égocentrés soulevant ainsi la thèse d’un conflit qui va bien au-delà de la libération de Raif.
C’est aux côtés de ses trois enfants et avec l’appui de nombreux.euses militants.es à Sherbrooke, et ailleurs, qu’Ensaf a mené ce long et périlleux combat, si justement capté par l’œil de Patricio Henriquez et Luc Côté. Si le documentaire traite de multiples aspects entourant l’affaire, aussi bien politique qu’humain, il dresse également le portrait d’une femme inspirante et engagée.
Rencontre avec Ensaf Heidar
Il est presque midi lorsque nous arrivons dans la ville de Brossard pour y rejoindre Ensaf à l’hôtel où elle nous a donné rendez-vous. Une fois sur place, nous traversons le hall d’entrée, le lieu est presque désert, quelques individus sirotent leur dernière tasse de café avant de reprendre la route, je balaye la pièce du regard et Ensaf vient à notre rencontre. Nous nous dirigeons vers un coin plus tranquille pour discuter, et tandis que nous prenons place, j’en profite pour prendre des nouvelles de Doudi, Myriyam et Najwa, les enfants d’Ensaf.
« Ils se portent à merveille.» me dit-elle, « certains travaillent et les autres vont encore à l’école. C’est drôle, on ne voit jamais ses enfants grandir, c’est quand je regarde le film En attendant Raif que je vois à quel point ils ont grandi [rires]. »
Le temps a été long, trop long, depuis le début de la peine d’emprisonnement de Raif et bien que ce dernier soit libre à 50% (puisqu’il lui est interdit de quitter le territoire pendant encore 10 ans), la situation reste difficile pour Ensaf et ses enfants qui ne le reverront qu’en 2032 : « Raif attend, il se sent quand même plus libre. Avant, il était dans un endroit où il voyait constamment les mêmes visages, les mêmes murs, ça a été comme ça pendant 10 ans. Maintenant, c’est mieux pour lui aussi. »
C’est en apnée qu’Ensaf a traversé ces 10 premières années durant lesquelles, pour reprendre ses mots, elle a couru partout, car bien qu‘au fait de tous les efforts mis en place pour la libération de Raif, ce n’est qu’en visionnant le film qu’elle a d’autant plus prit conscience du chemin parcouru.
Un chemin parsemé d’obstacles parfois insurmontables, parmi lesquels Ensaf cite notamment les quelques instants de découragement de son époux.
« Je ne m’y attendais jamais vraiment, je me disais si lui continue d’avoir espoir, alors moi aussi [..]. Moi, je vois comment les gens m’encouragent, je vois comment les gens me soutiennent […] Lui, il était souvent dans le noir, il ne voyait rien de tout ça, alors il perdait espoir. Moi, je n’avais pas de raison de perdre espoir avec tout ça et surtout je suis libre que ce soit ici au Québec, au Canada ou à l’extérieur […]. »
Je suis libre des mots qu’Ensaf prononce avec beaucoup de ferveur dans la voix. Je la questionne alors sur ce que cette liberté lui inspire en tant que femme, mère et militante notamment lorsqu’elle fait le bilan de tout ce qu’elle a accompli jusqu’ici.
« […] Je n’avais jamais voyagé, jamais seule, jamais eu de grosses responsabilités, je n’ai jamais été indépendante et tout d’un coup, tout ça est arrivé. Je me suis dit : mais qu’est-ce que je dois faire? [Rires]. Si j’avais été dans un pays arabe, ça aurait été plus simple, c’est la même langue, la même culture, mais voyager [sans connaître] la langue, zéro ami et trois enfants, oh my god! J’ai adopté toute la culture [québécoise], j’ai commencé de zéro. Quand je regarde en arrière, je me dis Bravo! Une femme […] qui a toujours été en arrière des hommes, mais qui l’a fait. Il faut un déclic pour sortir sa force. »
Être libre et indépendante, cela peut se représenter de biens des manières m’explique Ensaf, ce qui peut sembler anodin pour certains ou certaines ou la notion même des droits immuables pour d’autres, continuent de prendre un tout autre sens dans sa réalité.
« Mes filles vivent la liberté comme quelque chose de normal. Quand je vois ma fille avec son chum, elle a suivi des cours de conduite à l’âge de 17 ans, elle a sa voiture, elle sort avec ses amis, le CÉGEP est mixte, elle a le droit de voter, elle peut se présenter en politique… Je suis contente de savoir qu’ils ont ça. Je ne veux pas qu’elles soient rien ou qu’elles soient absentes. Je le dis à mes enfants, vous êtes chanceux […] c’est tellement normal pour eux et parfois ils se disent oh la vie est dur! Je pense qu’il faut leur rappeler [rires]. »
C’est les yeux mouillés de larmes que nous terminons l’entrevue. Ensaf m’avoue s’être parfois oublié dans tout ce brouhaha qu’a été sa vie ces dernières années, mais il en faudra plus pour l’arrêter, cesser le combat ce serait accepter le verdict et cela, Ensaf s’y refuse.
« Je ne veux rien de plus qu’être heureuse, mes enfants et Raif libres. »