Si on parle de guerre, on doit parler de la guerre aux femmes.

Si on parle de guerre, on doit parler de la guerre aux femmes.

On entend beaucoup parler de la guerre en Ukraine, mais, comme trop souvent, on omet d’analyser ce conflit avec des lunettes féministes. Loin d’être une experte des guerres, et encore moins de celle que la Russie a déclarée à l’Ukraine, je tenais tout de même à déposer dans notre conscience collective que toute guerre est un enjeu féministe intersectionnel.

D’abord, le phénomène qui me saute aux yeux dès qu’il est question de conflits armés, c’est l’exacerbation systématique des violences faites aux femmes, particulièrement des violences sexuelles. Les régions touchées par la guerre sont souvent marquées par des iniquités entre les genres et les tensions politiques aggravent la situation. Citons encore cette chère Simone : « Il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. »

Si on s’attarde plus précisément au phénomène des violences sexuelles, on voit que toutes les guerres ont fait des victimes de viol. «  La criminalité sexuelle des Casques bleus de l’ONU, qui entache si dramatiquement la réputation de l’institution, en constituerait la preuve.1» Quand on entend parler de guerre, on entend souvent parler de morts, de blessé.e.s, mais jamais de violé.e.s. Un soldat qui déserte ses troupes risque des sanctions sévères, mais un soldat qui viole une consœur ou une civile sait qu’il ne risque pas beaucoup.

Plusieurs armées ont outrageusement employé le viol systématique comme stratégie de guerre. « C’est à Nankin qu’est inauguré le viol de guerre comme acte d’anéantissement d’une société. […] Le sac de Nankin aurait dû rester dans les mémoires comme un paroxysme de l’histoire du viol de guerre. Son souvenir s’est trouvé banalisé par ce qui est advenu par la suite. Non seulement tous ses modes opératoires ont été répétés dans la plupart des conflits contemporains, mais certains de ceux-ci y ont ajouté des pratiques que Nankin avait ignorées.2» 

Prenons l’exemple de la guerre en ancienne Yougoslavie, durant laquelle des millions de femmes ont été violées et assassinées, notamment sous les ordres de stratèges serbes qui ont ordonné une politique du viol, en Europe, dans les années ‘90, sans que les grands joueurs internationaux ne lèvent le petit doigt. La lutte de nombreuses survivantes de cette guerre a permis que le viol de guerre soit reconnu comme une infraction grave par l’ONU et par le Comité international de la Croix-Rouge. Les Monologues du Vagin, d’Eve Ensler, mettent magnifiquement en scène un témoignage horrifiant de ce qu’une femme bosniaque a vécu dans ce massacre. Dans ce cas, il est question d’un ordre méthodique alors que d’autres viols de guerre se sont produits dans un contexte de « laissez-faire », comme dans le cas du viol de milliers d’Italiennes par l’armée française durant la Seconde Guerre mondiale, alors qu’une fois en France, l’armée a reçu l’ordre de faire bonne figure avec les Françaises, ordre qui a été respecté. L’ordre a été révoqué pour les troupes en territoire allemand, et ainsi revinrent les viols3.

En outre, les systèmes juridiques qui sanctionnent les violences sexuelles ne sont pas adaptés au contexte particulier que représente une guerre. Ils conçoivent les agressions sexuelles comme des phénomènes aléatoires et individualisés. « Qu’un  [jugement de culpabilité] ne concerne qu’un cas sur des milliers, que l’acte incriminé se soit réalisé dans le cadre d’une intention globale qui dépasse le cas particulier du violeur et qu’il laisse sans soins ni réparation un innombrable cortège de victimes4», c’est implicitement consentir à ce que ces crimes se reproduisent impunément.

C’est durant la guerre du Rwanda qu’il est internationalement reconnu que le viol de guerre inclut toute forme de violences sexuelles, même sans contact, et qu’il est reconnu que, puisque les viols se déroulent souvent en l’absence de témoin ou avec des témoins qui collaborent avec l’agresseur, qu’il n’est pas nécessaire que le témoignage des victimes soit corroboré. Alors que ces grandes avancées juridiques se réalisaient, le viol comme stratégie de guerre s’est encore plus répandu ; comme quoi ce pas doit être suivi par bien d’autres actions.

Attardons-nous sur l’aspect mortifiant du « viol de guerre comme acte d’anéantissement d’une société ». Les femmes sont souvent responsables de l’éducation, de la transmission de la culture et du bien-être des générations futures et des plus vulnérables, soit du travail reproductif bien décrit dans l’ouvrage Travail invisible, portraits d’une lutte féministe inachevée, dirigé par Camille Robert et Louise Toupin. Les stratèges militaires savent qu’en s’attaquant aux femmes, ils brisent les maillons qui tiennent la société ensemble. Le viol de guerre est aussi utilisé comme message pour rappeler aux hommes entourés de femmes et d’enfants violé.e.s ou né.e.s du viol qu’ils ont été envahis, qu’ils ont perdu quelque chose qu’aucune autre bataille ne leur redonnera5. Nombre de femmes violées sont perçues comme un rappel honteux de la guerre et vivent une marginalisation supplémentaire de leur communauté. Finalement, c’est dans une logique coloniale que les viols de guerre s’inscrivent ; des hommes en position de pouvoir s’approprient un territoire et les femmes sont perçues comme des ressources à piller, dont on peut disposer, et non comme des êtres humains à valeur égale face à leurs conquérants. Ce sont les femmes du Sud global qui sont les plus à risque de subir des viols de guerre. Ainsi, les sociétés qui se croient supérieures avilissent les porteuses des sociétés jugées inférieures et l’écart continue de se creuser entre les conditions de vie des femmes du Sud global et celles des femmes du Nord global.

Adressons donc le fait que plusieurs personnalités ukrainiennes demandent à l’Occident d’être solidaires avec leur sœur européenne, alors que tellement de conflits armés ravagent encore des populations du Sud global6 sans que les pays du Nord global7 ne sentent qu’ils ont une responsabilité de favoriser le bien-être des personnes hors de leurs frontières, alors que nombre de conflits internationaux et civils sont grandement si ce n’est totalement généré par l’exploitation de ressources dans des intérêts capitalistes qui bénéficient généralement majoritairement aux pays du Nord global. Dans les rares situations où ce n’est pas le cas, il y a souvent un historique de colonisation passée par des puissances occidentales qui ont alimenté les conflits du Sud global.

En psychoéducation, on recommande comme pratiques éducatives d’enseigner aux enfants qui commettent des fautes de les réparer, dans la mesure de leurs capacités de compréhension et d’exécution. À un enfant qui renverse le verre d’eau de son amie, on demandera de passer un linge pour éponger la flaque et de refaire un verre d’eau pour son amie, en plus de s’excuser. Je nous invite à demander la même prise de responsabilité à nos gouvernements : qu’ils réparent leurs erreurs dans la mesure de leurs capacités, qui sont bien plus importantes que ce qu’ils laissent croire.

Il est aussi important de souligner que, pendant que bien des hommes sont aux fronts, ce sont surtout les femmes qui s’organisent pour distribuer la nourriture et les soins à la population générale ainsi qu’aux militaires et aux blessé.e.s. Les longues guerres enfilent des années durant lesquelles les femmes doivent composer avec moins de ressources pour maintenir leur communauté en survivance, qu’elles demeurent dans leur territoire d’origine ou qu’elles migrent vers des camps de réfugié.e.s. L’exemple des nombreuses Ukrainienes qui ont donné naissance dans des bunkers sous équipes, dans un environnement tout sauf serein pour mettre au monde, en est un qui témoigne des impacts concrets de la guerre sur les conditions de vie des femmes et des plus démuni.e.s.

Saisissons aussi cette opportunité pour clarifier que la « crise de réfugié.e.s » qui est souvent décrite dans les médias occidentaux touche en fait beaucoup plus les pays avoisinant ceux qui sont en crise économique ou politique, qui sont plus facilement accessibles géographiquement et économiquement et qui accueillent 73 % des réfugié.e.s hors frontières. En 2019, 85 % des réfugié.e.s hors frontières s’étaient installé.e.s dans des pays du Sud global et les plus grands hôtes étaient la Turquie, la Colombie et le Pakistan8.

Cette vision de la politique internationale est féministe intersectionnelle, car le féminisme intersectionnel, résumé simplement, est une façon de voir le monde dans laquelle on reconnaît les iniquités et on se responsabilise pour les diminuer et tendre vers une justice sociale, pour favoriser le bien-être de toutes les personnes, pas juste celles qui ont gagné la loterie de la naissance. Ça signifie donc que les guerres, c’est de nos affaires, et qu’on doit se mobiliser pour en mettre en lumière les angles morts, ce dont on parle trop peu.

En somme, ne passons pas sous silence que toute guerre comprend la colonisation du corps des femmes et des personnes marginalisées, notamment par l’entremise des viols de guerre. Demandons une meilleure représentation médiatique des conflits armés, incluant ceux des pays desquels on a une plus grande distance culturelle, incluant les répercussions que ces conflits ont sur les femmes. Demandons à nos gouvernements de prendre leurs responsabilités, de cesser de fournir des armes à des groupes violents, demandons-leur de soutenir davantage les mouvements pour la paix dans les pays qui n’ont pas toujours les ressources de se défendre eux-mêmes. Demandons aux organisations internationales de se mobiliser face aux conflits dans une analyse différenciée entre les genres, afin de ne pas oublier les sévices que vivent les femmes dans des problèmes engendrés majoritairement par des hommes.

Toute guerre est une menace aux droits humains. Toute guerre est donc un enjeu féministe. 


  1.   La criminalité sexuelle des Casques bleus de l’ONU, qui entache si dramatiquement la réputation de l’institution, en constituerait la preuve. 
  2.  Rousselot, Philippe. 2018. Le viol de guerre, la guerre du viol. Voici quelques exemples (contenu sensible) de comment s’est illustrée la stratégie de viol de guerre de Nankin : Il se caractérise en effet par un surcroît systématique de cruauté, voire de sadisme : viols sur enfants, perpétration du crime en public ou sous les yeux des familles, viols répétés dans des lieux de détention, prostitution forcée, viol suivi d’assassinat, viol forcé d’un père sur sa fille ou d’un fils sur sa mère, et tous autres sévices enfin que l’on renonce à décrire. Voici les horreurs qui se sont décuplées dans des guerres subséquentes : la grossesse forcée, inaugurée pendant la guerre d’Espagne, pratiquée à grande échelle au Pakistan en 1971 et même placée sous contrôle médical pendant le conflit en ex-Yougoslavie ; l’inoculation intentionnelle de maladies sexuellement transmissibles, comme cela s’est vu en Sierra Leone et en République démocratique du Congo (RDC) ; l’éducation des enfants-soldats au viol de masse en Ouganda ou au Liberia ; les viols filmés et mis sur les réseaux, comme en RDC ou en Libye ; l’injection sous contrainte d’hormones à des jeunes filles comme en Syrie ; enfin, la violence sexuelle sur les hommes, systématique au Liberia, au Salvador, à Sarajevo, à Abou Ghraib (où elle fut confiée à des femmes), a pris une ampleur inédite en RDC et en Libye.
  3.  Branche, Raphaëlle.
  4.  Rousselot, Philippe. 2018. Le viol de guerre, la guerre du viol.
  5.  Rousselot, Philippe. 2018. Le viol de guerre, la guerre du viol.
  6.  L’expression « Sud global » désigne les pays à faible revenu, souvent situé au Sud des pays plus favorisés, bien que les pays du Sud global soient majoritairement dans l’hémisphère nord. Cette expression remplace les expressions désuètes « tiers-monde » et « pays en développement ».
  7.  L’expression « Nord global » comprend les pays fortunés, majoritairement situés au nord du globe et peuplés surtout de personnes caucasiennes. Cette expression remplace l’expression désuète « pays industrialisés », notamment parce que la plupart des pays ont été touchés par le phénomène d’industrialisation.
  8.  L’Agence des Nations unies pour les Réfugié.e.s, 2019.

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