À vagin renversé… je marche
Elle était là sur sa chaise berçante avec son bock de thé et sa Craven-A à la main. Elle avait le rouge à lèvres rouge bourgogne pour aller avec ses cheveux. Un jean souple et des runnings blancs d’infirmière. Un t-shirt blanc qui se mouillait quand elle faisait la vaisselle. Elle aimait bien Patsy Cline dans le piton quand elle cuisinait un plat traditionnel de sa Gaspésie natale. J’aimais cette femme plus que moi-même, ce n’était pas seulement ma grand-mère, c’était mon paradis pour me protéger de la vie. La thérapie de ma Nanny consistait à mettre une grosse jaquette de flanalette et surtout ne pas porter de culotte pour laisser aérer la bulle, elle disait. La bulle, c’est comme la tête faut que ça respire ! Alors on s’écrasait sur du mou et on écoutait la tv, des téléromans toujours avec des femmes fortes, des soaps anglais de vieilles dames qui mènent leur mari par le bout du nez ou qui relatent des trames historiques de notre arrière-pays. Le décor de son appartement était de blanc, de bois et de roses à l’anglaise. Les draps sentaient le séchage sur la corde à linge et il y avait un tel calme, une telle paix, une enveloppe d’amour et de protection. On s’y sentait invincible. Ma grand-mère, bien avant d’avoir toute mon admiration, avait toute ma confiance. Il ne me restait qu’elle avant que tout s’écroule autour de moi. La dernière, elle est restée et la première, elle se présenta pour débuter cette histoire qui commença bien avant moi. Cette histoire est le début de mon féminisme et de ma révolte décoloniale anti-capitaliste.
La miséricorde
Ma Nanny se nommait Liliane. Elle était jeune fille aînée d’une famille de 16 enfants nés dans le village de Barachois entre Gaspé et Percé. Sa mère ne voulait pas d’enfants et la lourdeur des charges la fit donner en adoption passagère à sa grand-mère. Liliane, que ses frères appelaient Lili, apprit très tôt à éduquer et à chérir les enfants de sa mère. Un jour, Aurélie, l’arrière grand-mère, perdit deux enfants en couche et ma grand-mère brûla les fœtus. Elle avait 9 ans. À ses dires, la vie était meilleure en Gaspésie qu’en ville. Il y avait des légumes, des jeux dans les champs, du grand air, un semblant de liberté. Ce qui ne sauva pas ces gens-là de la pauvreté. Quand ses seins poussaient, il fallait les cacher avec des bandes de coton. La féminité était pour la reproduction et la masculinité était pour le travail. On peut dire que dans les deux cas le genre se retrouvait atrophié, étouffé par la vie coloniale capitaliste. Aujourd’hui, il ne reste qu’une trace de mon arrière-grand-père : un homme reconnu pour faire des nœuds le pied sur le bord de la barque et la main dans les airs, et une dette de 100$ qui est inscrite dans le journal des comptes du magasin général au musée du parc Forillon. Il faut savoir qu’à cette époque, les gens ne savaient pas beaucoup lire et l’anglais alphabétisé écrivait la dette de l’homme francophone analphabète et la falsifiait à sa guise. Ce qui explique le geste de son fils, quelques années plus tard, quand il mettra une bonne droite au curé qui l’excommunia par incapacité de payer la dîme, faute de moyens. Un ras-le-bol du régime.
Les Anglais
À l’âge de 14 ans, ma grand-mère se fait violer par un anglais, le fils du patron qui embauchait ses frères et son père. Pour ne pas perdre leur emploi, son père l’envoya faire des ménages dans des maisons de juifs à Outremont. Le bébé arrivé, elle le vit partir aux mains des religieuses de la miséricorde avec comme recommandation : « si tu veux ton bébé, va te faire une situation acceptable ». Elle travailla et retourna trouver son bébé. Les religieuses étaient en train de parachever l’acte de vente de son enfant à un homme médecin. Elle débarqua en s’écriant « donnez-moi mon bébé » et elle le récupéra. Quelques temps après, un amour oublié refit surface, un bel irlandais auquel elle succomba lui donna un deuxième enfant, une fille. Le bel irlandais, fidèle à ses traditions, lui demanda en condition de mariage de laisser en adoption le fils illégitime. Elle refusa. Jeune, isolée et dépourvue de moyens, ma grand-mère se retrouva avec deux enfants, mère monoparentale. Si c’était le moment d’une certaine liberté pour elle, car fière de refuser la béquille que sont les hommes, le désir de trouver un homme qui la sauverait de sa pauvreté l’a prise plus d’une fois au détour. C’est ainsi qu’un homme marié lui donna un troisième enfant.
La misère à corde
En ce qui concerne mon père, il est passé de la miséricorde à la misère à corde. Le médecin qui l’avait adopté de 0 à 5 ans aurait dû le garder et ma grand-mère n’aurait jamais dû venir le chercher. La mère vertueuse se changea en bourreau, un trop plein de misère l’habitait et elle devint violente. Les schèmes de la famille parfaite obscurcissaient son regard et elle demanda à son fils aîné, mon père, de devenir le père par défaut de ses autres enfants. Il refusa avec colère. Mon père, animé de révolte, fit des livres de sociologie son refuge, son arme contre la pauvreté. Mais le désir de reconnaissance le consuma et il ne finit jamais ses études de sociologie. Il devint un monstre de narcissisme, il tyrannisa, manipula et violenta sa femme et ses enfants. Aujourd’hui, c’est un homme seul, toxique, qui a tout perdu.
La violence
Ma mère était tout aussi habitée par un mal être lorsqu’elle le rencontra. Elle, aînée d’une famille de 5 enfants, a connu une existence tout aussi écorchée par le patriarcat. Sa mère n’a jamais pu regarder son propre sexe, ni même comprendre comment elle faisait des enfants avant que ma mère infirmière lui explique. Son père l’obligeait à prendre sa douche dans le noir, et ce, dans un temps chronométré serré pour ne pas avoir le temps de se regarder et se toucher. Mon grand-père était un Italo-Québécois qui aimait la fête et était resté accroché à une version infantile de lui-même. Ma grand-mère lui faisait des enfants pour le responsabiliser jusqu’à ce qu’elle se rende compte de son échec. Elle alla voir le curé pour lui annoncer qu’elle comptait « cesser la famille », voyant les difficultés financières et conjugales entraîner sa vie dans la misère. Le curé l’excommunia. Mon grand-père, d’une soirée de colère, refusa de donner sa paie et elle le fit enfermer pour refus de pourvoir. L’absurdité de l’histoire raconte que lorsque les policiers lui ont offert de sortir, il refusa et préféra la prison à sa vie familiale. C’est dire le cloisonnement oppressif dans lequel ces deux-là s’enfermèrent. Ma mère, le soir de ses 23 ans, alla seule prendre un verre dans un bar. À la sortie, un homme avait mis son scooter dans la boîte de son camion et l’obligea à monter un couteau à la gorge. Pendant une fin de semaine, elle fut violée avec d’autres filles dans une chambre de motel. La fin de semaine terminée, elle rentra chez elle coupable d’avoir sortie seule. Elle ne raconta son histoire qu’à sa meilleure amie et à la mère de sa meilleure amie qu’elle affectionnait beaucoup pour son ouverture d’esprit. Des années plus tard, elle apprit que ses sœurs avaient vécu des attouchements de la part de leur père pendant des années sans qu’elle n’y voie rien. Le pire dans cette histoire est que jamais ses sœurs n’ont su son histoire et que, jusqu’à aujourd’hui, elles lui en veulent encore d’avoir été épargnée de la pédophilie du père.
Le secret
Elles sont mortes avec leur secret comme s’il ne valait pas la peine de ressasser la misère du passé. Elles ont tenté de vivre leur vie dans la recherche du bonheur, mais moi, je les ai vu mourir à petit feu de trop de ménage, de travail et de désespoir, abusées par des hommes qu’elles avaient tant aimés et chéris. La société, elle, n’a que perpétué cette misère en mettant à leur disposition des cadres sociaux médiocres dans lesquelles elles n’ont pas pu penser leur liberté. Et la misère de l’âme, plus elle s’intensifie, plus elle a besoin d’être compensée par l’accumulation de la marchandise. Ainsi, l’étau de l’engagement financier, de l’hypothèque, des chars pour aller travailler, des broches de l’adolescente et de l’école privée pour une jeune fille en difficulté d’apprentissage ont toujours été priorisés au détriment de la vie sans violence. Ma mère est devenue une femme victime de violence conjugale et la mort par le cancer l’en a délivrée. J’ai dû divorcer à sa place, aidé par ma grand-mère, mais mon corps reste lourd et dense de notre souffrance de femme.
À vagin renversé…je marche
Avec un livre de psychopop dans la main et dans l’autre, un godemiché plus gros qu’un crucifix, même toi sœur Augustine avec tes r qui roulent et roucoulent la mémoire du Québec, tu n’as plus rien a en redire de cette misère féminine. Les religieuses sont parties et ce Québec aux couleurs des droits de l’homme s’avère une grande supercherie des Anglais. Alors, cette vie, je la vis dans la mémoire de ces femmes qui m’ont protégé en même temps que de m’ouvrir les yeux sur la liberté possible au-delà du ménage et du travail. J’ai renversé mon vagin pour y voir toute la douleur intériorisée par ces corps qui m’habitent. Les femmes qui aiment la liberté plus que leur ego crèvent seules telles des parias. C’est une prière camarade pour te rappeler de ne jamais céder devant la séduction des choses qui ne sont belles qu’en apparence. Aujourd’hui, ma liberté m’a coûté une carrière et des enfants. Je suis une damnée, une marginale, juste bonne à mourir dans la révolution, mais la recherche de la liberté est une aventure où les effets de la violence ne sont plus hors de mon contrôle et de mon action. Pendant que la misère suit son cours de destruction, les acteurs de ces histoires sont partis et ils ont été remplacés par ceux de la société, des patrons, des organisations et des thinks thanks de l’empire américain. Comme mon père, les mots et les livres continuent de me sauver. L’homme oppressif, s’il n’est pas dans ma vie intime, est dans ces sociétés-machines. En votre mémoire, les femmes, je refuse que les rideaux s’ouvrent et que plus personne ne s’y trouve pour croire en cette société politique. À vagin renversé, je marche, parfois sans beauté, parfois sans cohérence, parfois sans joie véritable. La solitude résonne à mon coeur papillon. Il me plaît de penser que je suis une abbesse qui garde le feu de l’insoumission. La magie n’arrivera pas, le sauveur n’arrivera pas, il n’y aura que des consciences qui aimeront la vie plus que la mort pour cesser, un jour, la résonance de la misère.
J’ai eue une immense émotion à vous lire. Merci pour vos mots, votre courage et votre liberté. C’est inspirant…
Merci beaucoup Marie Laure
Comme c’est vrai, c’était malheureusement les histoires d’autrefois.
Les femmes sont le reflet de leur mère et enfance, on ne vais pas chercher loin comme expérience. On ne peut rien changé au passé mais l’avenir nous appartient et on peut se protéger aujourd’hui car on en a les moyens. Si on veut du bonheur il faut s’y coller et ne rien laisser pénétrer chez soi pour ne pas le perdre. Chaque jour nous réserve du bonheur, il faut souvent se perdre pour se retrouver.